2048 liens privés
Une femme qui se fait prendre à parti lourdement par un homme dans un transport en commun à une heure de pointe; une autre qui, dans la rue, essuie des remarques sexistes outrancières sous les yeux des passants… Dans tous ces cas, tristement banals, pourquoi les témoins de la scène n’interviennent pas ou rarement?
La faute à l’effet spectateur, qui inhibe notre capacité à agir quand on est plusieurs à assister à une scène qui nécessiterait d’intervenir.
Depuis 20 ans, l’enseignante-chercheuse Peggy Chekroun, directrice de l'équipe psychologie sociale des comportements et cognitions au sein de l’université Paris-Nanterre, étudie ce phénomène, étayé par une expérience scientifique menée en 1968 par des scientifiques américains en réaction à un fait divers sanglant.
Dans la nuit du 13 mars 1964, Kitty Genovese, serveuse à New-York, est violée et poignardée à mort au pied de son immeuble. Au New-York Times, les forces de l’ordre indiqueront avoir les noms de 38 témoins ayant assisté à la scène sans bouger le petit doigt.
Décryptage d’un processus, toujours d’actualité.
Qu'est-ce que l’expérience menée en réaction à ce fait divers met-elle en évidence?
Les chercheurs Bibb Latané et John Darley ont fait venir des participants dans un laboratoire pour échanger via des moyens de communication de l’époque (un casque et un micro) dans des box séparés.
L’expérience consistait alors à faire varier le nombre de "participants". Parmi eux, il y avait en réalité un seul vrai participant et des complices, recrutés pour l'expérience, qui échangeaient à distance. La discussion était tantôt entre deux, trois ou six personnes.
"Dès lors qu’on est plusieurs témoins à assister à une agression, un malaise ou un simple problème, on va moins être enclin à aider", Peggy Chekroun
Au bout d’un moment, l’un des faux participants, qui s’était initialement présenté comme souffrant d’épilepsie, simulait un malaise.
L'objectif de l'expérience était de mesurer ce que le seul vrai participant allait faire: sortir de son box pour essayer d’intervenir ou pas? Si oui, au bout de combien de temps?
L’expérience a démontré que plus le groupe de témoin est grand, moins le participant intervient et plus le délai pour intervenir est long.
Elle met en évidence que, dès lors qu’on est plusieurs témoins à assister à une agression, un malaise ou un simple problème, on va moins être enclin à aider.
Quels sont les processus psychologiques qui nous poussent à ne pas intervenir?
Le premier, c'est la diffusion de la responsabilité. Quand on est nombreux à assister à une scène où il faudrait aider, la responsabilité qui incombe à chacun est moins grande que quand on est le seul témoin. Quand je suis seule, cette responsabilité m’incombe à 100%. Quand on est deux, celle-ci passe à 50-50.
D'autres facteurs ont été mis en évidence, comme l’influence sociale basique. Souvent, les situations d’urgence sont un peu ambiguës et les témoins peuvent se demander: est ce que c'est vraiment une urgence? Est-ce que c'est la meilleure façon d’intervenir? Est-ce que c'est une agression ou juste un couple qui se dispute? Car dans ce dernier cas, les normes sociales nous disent que ce n’est pas à nous d’intervenir.
"Dans les situations ambiguës, on va avoir tendance à regarder les réactions des autres", Peggy Chekroun
Dans les situations ambiguës, on va avoir tendance à regarder les réactions des autres. Mais ce à quoi l’on ne pense pas à ce moment-là, c’est que les autres ont les mêmes mécanismes psychologiques que nous et donc font la même chose. D’où ce laps de temps où il ne se passe rien, de plus en plus grand à mesure qu’on est nombreux.
Connaître ce fonctionnement-là de notre cerveau suffit-il à pouvoir le contourner pour agir en tant que témoin?
Ce n’est pas vraiment étayé. Une étude, menée il y a quelques années, consistait à faire venir des gens dans un labo pour leur expliquer l’effet spectateur. À l'issue, dans l’ascenseur, quelqu'un faisait tomber ses affaires et les gens ne faisaient pas le lien avec ce qu’ils venaient d’apprendre et mettaient autant de temps à intervenir.
Moi qui travaille depuis plus de 20 ans sur ce phénomène, il m’arrive néanmoins de l'expérimenter personnellement. Au bout de quelques secondes, je m’en rends compte. Le fait d'en avoir conscience peut amener à couper plus vite les cercles vicieux mais, dans un premier temps, cela ne suffit pas à l’éviter.
Existe-t-il des moyens pour court-circuiter l’effet spectateur?
Ce qui peut le rompre, c'est le fait de se sentir responsable, capable: si quelqu'un tombe et se blesse devant moi dans la rue et que j'ai un diplôme de secouriste; si je vois quelqu'un se faire arracher un sac et que je suis policier pas en service… Je me sens alors plus légitime pour intervenir.
Dans le cas des outrages ou agressions sexistes ou sexuelles dans l’espace public, malheureusement, la clé repose beaucoup sur la victime. Car l’effet spectateur est alimenté par l'ambiguïté de la situation. Quand celle-ci est rompue, l’effet spectateur est court-circuité. Il ne faut donc pas hésiter à appeler à l'aide, voire à pointer explicitement quelqu’un du doigt en disant "venez m’aider!", même si c’est embarrassant.
"Quand on donne des clés, qu’on explique aux gens que c’est de leur responsabilité d'agir, cela peut marcher", Peggy Chekroun
Mais informer sur ces mécanismes, c’est important pour la prise de conscience. Tout comme former les gens à comprendre qu'une situation d'urgence est urgente. Il y a quelques années, une campagne gouvernementale disait explicitement: "si vous entendez des cris bizarres chez vos voisins, n’hésitez pas à appeler tel numéro". Cela permet de couper cet effet spectateur qui consiste à dire: "je ne vais pas me mêler de ce qui se passe chez mes voisins".
Quand on donne des clés, qu’on explique aux gens que c’est de leur responsabilité d'agir, cela peut marcher. C’est du ressort des pouvoirs publics, des médias, des campagnes de sensibilisation… Quand vous entendez une femme qui hausse le ton dans un transport public ou qui essaie de s’écarter, oui, c’est très probablement parce qu’elle est victime d’une agression. Et oui, vous devez l’aider. Il faut essayer au maximum de lever tous ces freins cognitifs.
Existe-t-il des profils cognitifs plus à même d'aider?
Aucune étude consolidée ne le prouve. Des travaux montrent que les femmes subissent moins l’effet spectateur car elles seraient plus dans l'empathie; d’autres, inversement, que ce serait les hommes. Globalement, il n’y a pas de profil de gens qui aident et d’autres qui n'aident pas, aucunes données fiables n’existent à ce sujet.
Ce qu'on sait, c’est que les gens qui ont un rôle social particulier de par leur fonction, leur formation ou leur métier, se sentent davantage compétents et donc responsables pour agir.