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Si certains ont connu la consigne des bouteilles de vin ou de limonade dans leur enfance, pour la plupart d’entre nous, cette pratique ne fait plus partie des habitudes… mais cela pourrait bientôt changer.
L’habitude n’a pas été difficile à reprendre pour Nicole Duprat : « Je me souviens que quand j’étais petite, la consigne se faisait beaucoup dans les épiceries. » Alors, lorsque des caissettes destinées à la collecte du verre ont fait leur apparition, il y a environ cinq ans, à l’entrée de son magasin Biocoop à Jacou, près de Montpellier (Hérault), cette fidèle cliente n’a pas hésité. « Ça m’a semblé tout naturel de rapporter mes bouteilles en verre afin qu’elles soient nettoyées et réutilisées », poursuit l’octogénaire.
Le plastique pour optimiser la logistique
Effectivement, le réemploi du verre prévalait durant les années 1930-1940 dans un contexte de crise économique, de guerre et de pénurie de matériaux. Une loi de 1938 avait même rendu obligatoire la consignation des emballages de bières et de boissons gazeuses comme les limonades. Mais, à partir des années 1950 et jusqu’aux années 1980, elle a été peu à peu délaissée avec l’arrivée des contenants à usage unique en plastique, jugés plus pratiques pour les consommateurs et les distributeurs, et plus attractifs pour les marques, qui ont saisi là l’occasion de se démarquer en matière de packaging.
Le système a tout de même perduré dans les cafés, hôtels et restaurants : 30 à 40 % de leurs bouteilles sont encore consignées avant d’être lavées et à nouveau remplies. En Alsace, dans les supermarchés, aussi : 25 millions de bouteilles y sont réutilisées chaque année. Chez nos voisins outre-Rhin, le dispositif a persisté à l’échelle du pays.
« En Allemagne, la distribution de boissons a lieu principalement dans des magasins spécialisés, alors qu’en France, 65 % de leurs ventes se font en grandes et moyennes surfaces, avec un modèle qui s’est construit sur l’optimisation de la logistique. Or, une palette de cartons peut accueillir 1 200 bouteilles en plastique, alors qu’un casier contient deux fois moins de bouteilles en verre », expose Yann Priou, directeur général de l’entreprise de réemploi du verre Bout’ à bout’, située près de Nantes (Loire-Atlantique).
Avec l’abandon de la consigne, les bouteilles ont été condamnées à être jetées à la poubelle. Elles sont ensuite broyées et fondues afin d’en fabriquer de nouvelles, le recyclage du verre étant alors considéré comme une solution plus simple à gérer pour les industriels. Leur destin est en train de changer. De nombreuses initiatives en faveur de leur réutilisation fleurissent sur le territoire ces dernières années.
C’est en particulier le cas dans les magasins spécialisés en bio, tels que Biocoop depuis 2021. L’enseigne propose aujourd’hui plus de 130 produits de sa marque en réemploi (jus de fruits, limonades, sauce soja…) ainsi que des bières de fournisseurs locaux. Et 600 de ses 740 points de vente font également office de points de collecte où rapporter les contenants en verre vides. Les 140 restants devraient le devenir d’ici à la fin de l’année.
Cet acte n’est pas encore systématiquement assorti d’une consigne. « Pour le moment, dans notre boutique, c’est gratuit, cela reste un geste citoyen », soulignent André et Mathis Kurzaj, les gérants du Biocoop Jacou, qui comptabilisent tout de même un taux de retour de 40 %, avec environ 1 000 bouteilles récupérées tous les mois. Tout citoyen qu’on soit, une petite incitation aide toujours… « Les magasins de Lyon, qui sont passés à la consigne payante, atteignent 70 % de retour », notent-ils. En parallèle, des entreprises comme La Tournée, en région parisienne, et Le Fourgon, dans une vingtaine de villes françaises – de Lille (Nord) à Saint-Étienne (Loire) en passant par Toulouse (Haute-Garonne) –, proposent, depuis 2021, la livraison à domicile de centaines de produits en bouteilles et en bocaux consignés : boissons, pâtes, fromage, compotes… et même des produits ménagers comme la lessive. Les contenants usagés sont ramassés au passage, pour être remis en circulation une fois propres, et leur montant est recrédité sur la cagnotte des clients. Le concept a déjà séduit plus de 70 000 adeptes. Et ça ne s’arrête pas là. La consigne se déploie petit à petit à plus large échelle en gagnant la grande distribution.
Les distributeurs s’y mettent
C’est ce qui est expérimenté, depuis juin dernier et jusqu’à fin 2026, dans 1 000 super et hypermarchés de Bretagne, de Normandie, des Pays de la Loire et des Hauts-de-France, dans le cadre d’une initiative baptisée « ReUse ». Huit distributeurs sont embarqués dans l’aventure – parmi lesquels les principales chaînes, dont Auchan, Carrefour, E.Leclerc, Intermarché, Monoprix et Système U.
Environ 16 millions de consommateurs peuvent y trouver du consigné, essentiellement des boissons (eaux minérales, jus de fruits, limonades, vins, bières…) ainsi que des compotes, des confitures et des sauces, dont les bocaux sont à rapporter en magasin contre le montant de la consigne (10 à 20 centimes d’euro). Deux usines, l’une près de Nantes et l’autre de Lille, se chargent de la collecte, du lavage et de la remise en circuit.
Derrière cette expérimentation plane la loi Antigaspillage pour une économie circulaire (Agec) de 2020, qui a fixé un objectif de 10 % de réutilisation des emballages d’ici à 2027. Ce dont nous sommes encore loin, d’après le dernier bilan de l’Agence de la transition écologique (Ademe) datant de 2023, qui le chiffre à 2,22 %. Car le but est avant tout écologique. Toujours selon l’Ademe, le réemploi des contenants en verre consignés devient avantageux dès quatre utilisations par rapport à ceux à usage unique, quels que soient la distance moyenne de transport et le type de produit. Sur 20 utilisations, soit le nombre maximum estimé, avec un trajet moyen d’acheminement de 260 km, une bouteille réemployée évite 79 % d’émissions de gaz à effet de serre, et consomme 76 % d’énergie et même 33 % d’eau en moins. « Cela peut sembler contre-intuitif. Toutefois, cela s’explique par le fait que le recyclage du verre nécessite beaucoup d’eau pour refroidir les fours dans lesquels sont fabriquées les nouvelles bouteilles », pointe Sophie Graziani-Roth, cofondatrice d’Oc’Consigne, près de Montpellier, une société coopérative d’intérêt collectif développant la réutilisation des emballages et des bouteilles en verre dans l’est de l’Occitanie.
Le gain environnemental est également valable comparé au plastique à usage unique (-70 % d’émissions de gaz à effet de serre, affirme l’ONG Zero Waste France), bien qu’il soit moins évident de le confronter au plastique recyclé, faute de données suffisantes. Sans compter les bénéfices sanitaires du verre par rapport au plastique. « Depuis 30 ans, les études montrent que beaucoup de micro, voire de nanoplastiques se déportent sur la nourriture et l’eau stockés dans ce type d’emballages », indique Pauline Debrabandere, chargée de plaidoyer au sein de Zero Waste France. En prime, la consigne pour réemploi présente également un intérêt économique.
Des économies à la clé
« Elle a un rôle à jouer dans la redynamisation des économies locales, en créant des emplois non délocalisables dédiés au lavage, par exemple », ajoute Pauline Debrabandere. Et ce dispositif permet même parfois aux producteurs de réaliser des économies. « Les bouteilles réutilisées nous coûtent quelques centimes moins cher que les neuves, dont le prix a beaucoup augmenté à cause du covid et de la guerre en Ukraine », indique Léo Roux, l’un des cofondateurs de la brasserie Sacrilège, à Montpellier. Malgré ses nombreux atouts, ce système se heurte à plusieurs points de blocage.
« C’est un vrai défi que de passer d’un modèle linéaire, où l’on produit et jette, à un autre où, dès le départ, on va concevoir un emballage robuste, organiser des collectes, des lavages… Ça affecte la chaîne d’organisation de toute l’industrie », analyse Célia Rennesson, fondatrice du réseau Vrac & réemploi, l’association regroupant les acteurs du secteur. Cela représente de gros investissements pour les industriels, qui sont obligés de modifier leurs lignes destinées au plastique et non au verre. « Cette transformation globale de leurs modes de production leur coûte cher. C’est le véritable premier frein, aujourd’hui », martèle Pauline Debrabandere. Si bien que l’adhésion des marques au dispositif prend du temps.
« C’est plus ou moins rapide en fonction de leurs capacités et de leur stratégie. Certaines ne considèrent pas le réemploi comme une priorité », observe Yann Priou, de Bout’ à bout’. D’un point de vue logistique, les enseignes aussi doivent s’adapter, en particulier en ville où la place manque pour stocker des contenants en verre avant leur collecte. Si bien qu’elles attendent d’être prêtes avant d’adhérer. Or, si l’on veut que le modèle économique du réemploi soit viable, il faut que le plus grand nombre de professionnels possible jouent le jeu. Actuellement, les usines de lavage sont loin de tourner à plein régime. « Nous avons lavé 1 million de bouteilles depuis deux ans, dont 600 000 l’an dernier, alors que nous avons une capacité de 3 500 bouteilles par heure », souffle Sophie Graziani-Roth, d’Oc’Consigne. Même constat du côté de Bout’ à Bout’, qui a investi dans la plus grande des cinq usines de lavage du pays, s’étendant sur 2 500 m2 près de Nantes. « En 2024, on a nettoyé 3,5 millions de bouteilles, alors qu’on pourrait en faire 10 fois plus », avance Yann Priou. D’où la nécessité d’aller plus loin au niveau législatif, estime Zero Waste France. « Plus qu’un objectif incantatoire, il conviendrait de mettre en place une obligation de reprise des contenants consignés dans les grandes surfaces et d’offre d’une partie de leur gamme de produits en réemploi », assène Pauline Debrabandere.
Du côté des clients
Pour les consommateurs également, cela implique de prendre le pli de la consigne. Mais les contenants réutilisables restent encore trop peu visibles dans les rayons. Pas de quoi remplir le panier de courses de ceux qui sont déjà convaincus du bien-fondé de la démarche, ni attirer l’attention de ceux qui ignorent leur existence… « S’il n’y a que trois articles en magasin, les clients ne vont le faire qu’une fois. Il est impératif qu’une majorité de produits passent sous ce mode d’achat afin d’attirer le plus grand monde », déclare Célia Rennesson, de Vrac & réemploi. Néanmoins, l’essai n’en est qu’à ses prémices. « On vient juste de se lancer. On a besoin de 18 mois pour avoir un retour d’expérience et nous ajuster », continue Célia Rennesson. « Nous avons 80 références opérationnelles dans les magasins participants, et près de 200 en cours d’intégration, annonce Yann Priou. L’expérimentation devrait prendre une nouvelle dimension cet automne. » Avec à terme, l’espoir d’un déploiement national à l’horizon 2027.
Bien consigner : la marche à suivre
D’abord, il faut repérer le pictogramme signifiant « Rapportez-moi pour réemploi », qui figure sur les étiquettes de la plupart des produits consignables. « On peut les rincer juste un peu, surtout dans le but d’éviter d’attirer les insectes autour de l’endroit où on les range, précise Sophie Graziani-Roth, d’Oc’Consigne. Mais surtout, il est important de les stocker à l’abri du soleil et de la pluie. Autrement, cela risque d’altérer la colle des étiquettes et de les rendre plus difficiles à partir au lavage. » Pour les mêmes raisons, rien ne sert de les enlever soi-même. En revanche, n’oubliez pas de retirer les bouchons, histoire de ne pas ajouter une étape de tri supplémentaire aux centres de lavage. Enfin, ne vous inquiétez pas de la propreté des produits consignés que vous achetez : « En matière sanitaire, elles sont soumises aux mêmes normes d’hygiène que la production de bouteilles neuves. Les centres de lavage ont les mêmes obligations de contrôle des risques biologiques », assure Pauline Debrabandere, chargée de plaidoyer au sein de Zero Waste France.
Reportage - La boucle du réemploi
« Nos bouteilles ont plusieurs vies » : ces pancartes parsèment le rayon boissons du Biocoop de Jacou (Hérault). De quoi repérer en un coup d’œil les produits concernés. Parmi eux, les bières Sacrilège, fabriquées à Montpellier. Une fois vidées, les bouteilles peuvent être rapportées en magasin Biocoop ou à la brasserie. L’usine de lavage de la région, Oc’Consigne, située à Lattes, les récupère et les achemine au centre de traitement. « Les bouteilles, qui proviennent d’une centaine de points de collecte de tout l’est de l’Occitanie, sont d’abord triées par modèles, puis lavées avec une eau à 80 °C mélangée avec de la soude, rinçées et séchées avant d’être inspectées », détaille Sophie Graziani-Roth, cofondatrice d’Oc’Consigne. Celles respectant les critères de qualité esthétiques et microbiologiques sont ensuite remises dans le circuit pour une nouvelle vie.