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En pleine fournaise, barbotant dans une Méditerranée surchauffée, comment le Niçois pourrait-il imaginer une histoire si farfelue?
"Comment ça des glaciers? À 40 bornes de la Prom’? Mais Chamonix, c’est plus loin." En effet, le Mercantour, ça n’est pas la vallée blanche.
Et pourtant, même ici, si bas dans le Sud, s’y accroche une poignée de résistants, acculés, décharnés mais bien vivants. Bouleversants.
Une expédition pour mesurer le bouleversement
Là, lovés aux flancs des plus hautes cimes, à l’ombre recluse de ces grandes faces nord, la neige éternelle recouvre des géants éphémères, en voie d’extinction. Sous les assauts méridionaux toujours plus violents du réchauffement climatique, ils auront tous disparu avant la fin du siècle. "La température moyenne dans les Alpes du Sud a augmenté de 2°C en un siècle, soit presque le double de la moyenne mondiale", rappelle le parc national.
"Ce changement bouleverse tout l’équilibre naturel: la biodiversité, le cycle de l’eau, la stabilité des pentes... et à terme les activités humaines plus bas dans la vallée", souligne Hélène Constanty, vice-présidente environnement de la fédération française des clubs alpins et de montagne (FFCAM).
Alors, comme on se presse au chevet d’un être aimé mais mourant, elle a monté une expédition avec la commission environnementale du Club Alpin Français et Nice-Matin.
Ensemble, nous nous sommes acheminés par-delà les cols, du 5 au 8 juillet 2025, à la rencontre de trois précieuses reliques: les glaciers du Clapier, de la Maledie et du Gélas.
Tous donnent sur le versant italien, en dehors du parc national, où le dernier des leurs – niché à l’aplomb du Grand Capelet – a complètement fondu à l’été 2023. Une subite fin de règne débouchant sur un grossier pierrier. Au détour du lac Autier, nous n’y prêtons même pas attention. Il n’y a plus rien à voir.
En 25 ans, galeries et crevasses ont disparu
Partis au petit matin de Nice, nous avons remonté la vallée de la Vésubie jusqu’au Pont du Countet, porte d’un massif ne s’ouvrant qu’aux marcheurs. Sur l’une des anciennes routes du sel, nous suivons le torrent de la Gordolasque. Neuf cents mètres de dénivelé nous séparent du refuge de Nice, première escale vers la frontière.
C’est là que nous retrouvons Christophe Fournier, le gardien: "Je suis arrivé ici il y a 25 ans. C’est rien à l’échelle de la nature. Mais le changement est déjà majeur. On nous annonçait un recul inévitable. Mais tout s’est accéléré plus vite que prévu. Le glacier du Clapier [qui est désormais le plus méridional des Alpes] a perdu ses galeries et ses crevasses."
Digne des Alpes du Nord, l’une de ces profondes brèches a été immortalisée par le célèbre alpiniste Victor de Cessole, en 1906. Dès cette époque, le glacier commençait à reculer, perdant en épaisseur, comparé au XVIIIe siècle où il s’étendait sur près d’un kilomètre et demi de long.
Cette décadence devient encore plus flagrante au fil de notre itinéraire. Le deuxième jour, après 1.000mètres d’ascension, nous faisons le même constat au refuge italien de Pagari. Juché à 2.650mètres, le chalet est le plus haut perché des Alpes du sud, assez élevé pour toiser au plus près le glacier de la Malédie.
Au pied d’une immense falaise en lame de couteau, le colosse révolu gît dans un silence irréel où résonne seulement l’eau s’écoulant de ses flancs à vif. " D’ici la fin de l’été, je crains que le névé, [cet amas de neige durcie qui alimente la langue glaciaire] ne protège plus assez le glacier."
Ne reconnaissant plus son vénérable voisin, Aladar Pittavino, gardien de Pagari, s’inquiète: "Jusqu’à la fin des années 90, je pouvais skier dessus. C’était mon cadeau d’anniversaire, en septembre, après les chaleurs estivales. Aujourd’hui, des clapiers affleurent de partout".
Géants bientôt fossilisés
Ce qui signe le déclin? Ayant étudié la question, le quinqua ne se fait pas d’illusions: "En dessous de ces pierriers, de la roche se mêle à la glace. Côté positif, le glacier étant abrité du soleil, il fondra plus lentement. Côté négatif, il va s’immobiliser et ne pourra plus se renouveler avec les chutes de neige. Inerte, il deviendra un fossile."
La sentence hante les esprits lors du troisième jour, dernière marche d’approche jusqu’au nord du Gélas. Du verbe gelà, geler en niçois, la plus haute cime des Alpes-Maritimes, culminant à 3143mètres, tire précisément son nom des glaciers qui l’ont enrobé durant des millénaires.
Au siècle dernier, ils ont quasiment tous péri. Seul le versant septentrional – atteint après de longs efforts – abrite d’ultimes survivants, larges coulées de glace recouvertes de neige et entrecoupées de pierres.
Puissant mélange de grâce et de désolation. C’est ce que nous étions venus chercher. Notre expédition touche à sa fin.
Mais avant de redescendre sur la Côte, campé depuis l’arrête vertigineuse du "passaggio dei ghiacciai" (passage des glaciers), James observe aux jumelles un traileur s’aventurant sur les pentes ajourées du glacier.
"Il n’a ni crampons, ni piolet. Il y a quelques années encore, ça aurait été impossible. Il y aurait eu trop de neige."
Le garde du parco naturale delle Alpi Marittime – ayant pris en charge notre groupe pour le versant italien – guette aussi l’évolution d’une masse glaciaire se penchant abruptement au-dessus de la vallée. "C’est un petit glacier suspendu. En fondant, il va se détacher par blocs entiers. Mieux vaut ne pas être là quand ces séracs tomberont."
La voix du garde se perd dans une violente bourrasque.
"Descendons", avise-t-il, "je vais vous montrer ce que le vent nous a récemment amené." Le suspense prend fin une fois arrivé au bord d’un magnifique lac alpin.
Là, sur l’onde bleutée, un petit iceberg a perdu sa blancheur immaculée. Noirci par les cendres des forêts canadiennes, consumées par des méga feux. Une autre victime du réchauffement climatique, échouée au pied d’un glacier en train de fondre. Comme un signe des temps.
"C’est notre réserve d’eau qui s’amoindrit"
Source de vie, le glacier de la Malédie se tarit, ce que craignait depuis des décennies son vieil ami Aladar. Le gardien du refuge italien de Pagari, installé à 2.650mètres d’altitude depuis 1992, a progressivement vu disparaître trois résurgences vitales.
"Il n’en reste qu’une. Si elle s’assèche, je ne pourrai plus accueillir de randonneurs", glisse-t-il en se lissant la barbe, l’air sombre. "Je suis le premier maillon de la chaîne à sauter. Mais le plus grave se passera dans le reste de la vallée. Quand il n’y a plus de pluie, ce qui arrive sur des périodes toujours plus longues, le glacier fait office de grand château d’eau. Sa fonte régularise le débit des torrents qui irriguent nos champs, nos pâturages. Comment vont faire les bergers et les agriculteurs?"
Sa question reste en suspens à la manière de ces nuages qui, tout en étant agglutinés aux cimes, refusent de s’y déverser.
Trois fois moins de neige en cinquante ans
"Il y a bien des orages", fait-il remarquer. "Mais le déluge passe. Rien n’est stocké. Seules les chutes de neige abondantes offrent un peu de répit."
Sauf que là encore, le dérèglement climatique a tôt fait de réduire les précipitations: "Il y a cinquante ans, à cette altitude, il tombait jusqu’à douze mètres de poudreuse. Aujourd’hui, l’hiver voit rarement s’accumuler plus de trois ou quatre mètres."
Le visage du gardien retrouve un peu de sa sérénité: "Depuis des années, je demande à construire un réservoir pour remédier au manque d’eau. J’ai finalement obtenu les financements de la région Piémont et de l’intercommunalité de Cuneo. Les travaux vont aboutir, début juillet, à une cuve de 24.000 litres. De quoi tenir la saison."
Vestiges de l’ère glaciaire
L’âge de glace prévalant il y a 20.000 ans a façonné nos vallées. À cette époque, le glacier de Saint-Martin-Vésubie mesurait 100mètres de haut et plus de 300 mètres dans le Boréon.
Quant au glacier du Gélas, il s’étendait jusqu’au village de Lantosque! Leur progressive érosion est à l’origine de la présence d’une multitude de lacs.
Aujourd’hui, comme le rappelle le parc national, "les glaciers ont quasiment disparu, remplacés par quelques névés résiduels." Il subsisterait ainsi quelque "200 glaciers rocheux, véritables réservoirs d’eau différée."