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Deux mondes se confrontent dans la petite salle du tribunal correctionnel de Nice. Sy serre un maigre public. Dehors, il pleut. Jean-Claude Fabre, 64 ans, physique sec, visage buriné, éleveur "depuis toujours", se tient droit à la barre des prévenus. En face de lui, Marie (1) une randonneuse de 74 ans, élégante et discrète. Le 25 juillet, elle prend quelques dizaines de mètres d’avance sur son groupe de trek de cinq personnes, à Saint-Etienne-de-Tinée. Soudain, un patou surgit face à elle. L’éleveur, présent, avait bien vu le groupe de très loin. Il avait commencé à faire remonter son troupeau à l’aide de ses chiens, en prévention. Mais il n’avait pas vu Marie, isolée et masquée du fait du relief. C’est en entendant ses chiens, Sarko et Rambo, aboyer furieusement, et entendant les cris, qu’il les a rappelés immédiatement et s’est précipité. La randonneuse, digne, raconte la scène. Sans animosité.
"Un patou est descendu vers moi. Je sais exactement ce qu’il ne faut pas faire. Je n’ai pas bougé. Il était magnifique d’ailleurs", explique-t-elle. "J’ai voulu amorcer le geste de repartir vers mon groupe. Deux autres chiens ont alors dévalé la pente et m’ont sauté dessus. J’ai lâché mon bâton pour qu’ils ne se sentent pas agressés. J’ai commencé à crier quand j’ai vu mon bras dans la gueule d’un patou. J’ai hurlé 'Au secours, au secours!' J’ai eu peur de mourir déchiquetée. Je suis restée debout tout le temps." La randonneuse est sérieusement blessée au bras et à la jambe. L’éleveur se porte à son secours, il appelle le Peloton de gendarmerie de haute montagne qui réclame l’intervention de l’hélicoptère
Désolé de cet accident, Jean-Claude Fabre ne comprend pas pourquoi il est là, dans ce tribunal. Il avait positionné les panneaux réglementaires alertant sur la présence de patous. Ils indiquaient le danger potentiel et préconisaient de rester en groupe. "Qu’est-ce que j’ai fait, que je n’aurais pas dû faire? Qu’est-ce que je n’ai pas fait, que j’aurais dû faire", interroge l’éleveur, désemparé. Il interroge le président. Droit dans les yeux. Jean-Claude Fabre est poursuivi pour blessures involontaires.
On le sent touché. "Je ne fais pas ce métier pour ça." Sa vie de labeur il la résume en quelques mots pudiques: 1.000 euros par mois, une présence 24h24 pour surveiller ses 800 brebis, régulièrement attaquées par le loup. "C’est pas dans notre intérêt de faire mordre les gens. C’est un beau métier", rajoute-t-il, la voix couverte par les sanglots. Son avocat, Me Christophe Petit, exhibe un courrier du préfet, nominatif, qui demande à l’éleveur de se doter de patous pour protéger son cheptel contre le loup.
Deux mondes se font face dans ce tribunal, plus qu’ils ne s’affrontent. Celui de la randonnée. Et celui de l’élevage. Les regards, les attitudes, sont sans équivoque: le respect entre l’éleveur et la randonneuse est mutuel. Pour autant la septuagénaire a attaqué l’éleveur au pénal. Elle réclame de très fortes indemnités, sans que son avocat n’ait jugé bon de réclamer une expertise judiciaire. Une légèreté taclée par le président du tribunal.
Dans ses réquisitions, le procureur, Caroline Blasco, prendra en compte les mesures de sécurité prises par l’éleveur. Selon elle, la preuve n’est pas rapportée d’une "violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence et de sécurité". Elle requiert la relaxe.
Me Christophe Petit, pour la défense, rappelle que son client est un habitué de l’arrière-pays, mais pas des prétoires. "Il bosse dur avec des chiens de protection, qu’il aime. Il ne s’agit pas de nier les blessures mais simplement de dire qu’il n’est pas responsable pénalement."
Le tribunal en a jugé ainsi et a relaxé l’éleveur. Il a renvoyé l’affaire sur intérêts civils. Les assurances s’arrangeront. "Dans notre société, les gens n’acceptent plus aucun aléa, soupire Me Christophe Petit. Il faut un responsable à tout."
(1) Son prénom a été modifié